3) LES DRUIDES ET LA SOCIÉTÉ

Or cette institution druidique a disparu, non pas brutalement, mais lentement, à partir du premier siècle avant notre ère, en Gaule, jusqu’au VIe siècle de notre ère en Irlande et dans l’île de Bretagne. On s’est longuement interrogé sur les causes de cette disparition et on en a donné des réponses multiples. La plus connue est celle de l’interdiction du druidisme par les autorités romaines. C’est une contre-vérité. Les Romains, sur le plan religieux, et sans doute parce qu’ils étaient fondamentalement agnostiques, ont été le peuple le plus tolérant qu’on ait jamais vu. Ils ont admis à Rome les cultes les plus divers, veillant seulement à ce que ceux-ci ne troublassent point l’ordre public. Et s’ils ont persécuté les chrétiens, c’est pour des raisons politiques, parce que ceux-ci refusaient de sacrifier aux dieux de l’État, parce qu’ils entraient en sédition contre l’État, c’est tout : il n’y a jamais eu dans l’attitude des Romains contre les chrétiens la moindre motivation spirituelle ou métaphysique. Il en a été de même pour le druidisme : les Romains n’ont jamais interdit le culte, ils ont interdit l’enseignement des druides qu’ils jugeaient dangereux pour l’ordre social qu’ils voulaient imposer, la doctrine druidique étant en contradiction avec le système romain[16]. Mais il est bien évident qu’en empêchant les druides de dispenser leur enseignement et en remplaçant les écoles druidiques par des écoles romaines du type de celle d’Autun, on portait un coup mortel à la religion elle-même.

Une seconde raison avancée pour expliquer cette disparition du druidisme est le triomphe du christianisme. L’argument a beaucoup plus de valeur, mais il demande à être intégré dans un ensemble complexe[17] et ne constitue qu’une réponse partielle au problème posé. Il en est de même pour le problème de la disparition de la langue gauloise, disparition due en grande partie au fait que c’est le latin de la religion chrétienne qui a eu raison du gaulois, langue des pagani non encore convertis, c’est-à-dire des « païens », et non le latin des conquérants romains. De toute façon, l’Irlande, qui n’a jamais connue d’occupation romaine, a gardé sa langue celtique tout en se convertissant sans heurt au christianisme. Cela montre que le problème n’est pas si simple à résoudre.

En réalité, la disparition de l’institution druidique coïncide exactement avec la disparition des sociétés celtiques. Une fois la Gaule administrée à la façon romaine, une fois les Gaulois pris dans l’engrenage des lois latines[18] et prudemment autorisés à devenir citoyens romains, l’institution druidique n’avait plus de raison d’être. Dans l’île de Bretagne, la romanisation a été superficielle, et dès la fin de l’empire (souvent même avant), la société celtique a refait surface pour un temps, avant de succomber sous l’assaut des Saxons : mais cette société était déjà chrétienne, comme en Irlande, où elle ne se maintenait que parce que les prêtres, les moines, les abbés et les évêques chrétiens jouaient strictement le même rôle social que les anciens druides[19]. L’Irlande à structures celtiques a perduré jusqu’au XIIe siècle, jusqu’au moment de la pénétration des Cisterciens et de la mainmise d’Henry II Plantagenêt, mais seulement en raison du caractère particulier qu’y possédait le christianisme. En Gaule, comme en Bretagne armoricaine, le druidisme est mort de la mort de la société celtique.

Cela ne veut pas dire que tout le druidisme ait disparu. Les religions ne s’effondrent jamais d’un coup. Ce qui est mort, c’est l’institution druidique elle-même, son organisation, son système hiérarchique, son enseignement, l’influence qu’il avait sur la vie politique et sociale. D’abord, il est infiniment probable qu’une fois interdits d’enseignement, certains druides se soient retirés dans des régions plus ou moins reculées et qu’ils aient continué, dans le secret, à répandre leur doctrine à qui voulait les entendre. Mais, précisément, ceux qui voulaient encore les entendre étaient-ils nombreux ? Il est permis d’en douter. Si les écoles druidiques se sont maintenues encore un temps après la conquête, de façon clandestine, ce ne peut être que sous une forme de plus en plus altérée de génération en génération : des témoignages des IIIe et IVe siècles font état de druides ou de « druidesses » qui sont encore en activité, mais dans quel état ! Ce ne sont plus que des devins, des prophétesses de bas étage, ou des sorciers de village. Que ces personnages aient recueilli tout ou partie de l’héritage des anciens druides, c’est possible, mais on se doit de constater qu’ils ne l’ont guère mis à profit et qu’ils n’ont pas laissé un souvenir impérissable dans l’Histoire.

Ensuite, une autre remarque s’impose. Si le druidisme a laissé des traces, ce ne peut être que dans les consciences, dans les mentalités. L’histoire ultérieure de la Gaule romaine, puis de la Gaule franque, mériterait d’être étudiée en fonction de ce postulat, la façon dont ont vécu les premiers Gaulois chrétiens également. Et puis, comme toute tradition non officielle est refoulée, elle se retrouve dans ce qu’on appelle la « sagesse populaire ». Le trésor des contes, des chansons populaires, des coutumes, des superstitions, des rituels religieux dans le territoire de l’ancienne Gaule peut devenir une mine de renseignements pour ceux qui recherchent avec patience et objectivité de possibles survivances du druidisme. Il en est de même en Grande-Bretagne où, sous le vernis saxon et chrétien, se décèlent bien d’étranges substrats. C’est en Écosse, pays celtique, que la Franc-Maçonnerie est née au XVIIIe siècle, avec ses rites et ses croyances. C’est au Pays de Galles, région demeurée très celtique en dépit du poids de la religion méthodiste, qu’est apparu, à la fin du XVIIIe siècle, un mouvement néo-druidique qui s’est ensuite répandu un peu partout. Bien que ce néo-druidisme soit le résultat d’un bizarre syncrétisme intellectuel où l’imagination a joué un rôle à peu près exclusif, ce n’est certainement pas sans raison : cette résurgence d’un esprit « druidique », même inventé de toutes pièces, correspondait à un besoin profond, rejoignait une demande inconsciente. Cet esprit « druidique », il n’est sûrement pas mort. Encore faudrait-il le définir. Encore faudrait-il qu’il s’appuie sur des structures sociales adéquates qui lui permettent de se manifester réellement. Ce n’est pas le cas.

Répétons-le : le druidisme (avec toutes les réserves qu’on peut faire sur ce terme récent) n’a aucune valeur, ni même aucune existence en dehors de la société celtique qui l’a vu naître. En quelque sorte, le druidisme est la cause essentielle de la société celtique, et il en est aussi la conséquence. D’où la place du druide dans la société.

Un texte célèbre, l’épopée irlandaise de L’Ivresse des Ulates, présente ainsi la situation : « C’était un des interdits des Ulates que de parler avant leur roi, et c’était un des interdits du roi que de parler avant ses druides »[20]. On ne peut mieux, ni plus succinctement, définir le rôle du druide par rapport au roi. Il est bon de mettre en parallèle avec ce témoignage irlandais ce que dit Dion Chrysostome à propos des prêtres des peuples de l’antiquité : « Les Celtes avaient pour prêtres ceux qui sont appelés druides ; ils étaient experts en divination et en toute autre science ; sans eux, il n’était permis aux rois ni d’agir, ni de prendre une décision, au point qu’en réalité, c’étaient eux qui commandaient, les rois n’étant que les serviteurs et les ministres de leurs volontés »[21]. À la lumière de différentes anecdotes, le commentaire de Dion Chrysostome paraît un peu exagéré : il n’y a pas de hiérarchie directe entre le roi et le druide, et celui-ci n’est pas un super-roi. Le druide conseille, et le roi agit, mais il est des conseils qu’on ne peut pas se permettre d’ignorer ou de refuser, surtout dans une société qui refuse la distinction entre profane et sacré. Dans les festins, la place du druide est à la droite du roi, et même si le roi apparaît comme le pivot de la société, le druide en est en quelque sorte la « conscience ». Le roi n’est rien sans le druide. Au moment de la guerre des Gaules, chez les Éduens qui avaient pris comme magistrat suprême (substitut du roi) un certain Cotus, César, pour des raisons politiques, mais en jouant habilement sur les lois gauloises, « obligea Cotus à renoncer au pouvoir et il fit remettre l’autorité à Convictolitavis qui avait été nommé par les prêtres à la magistrature vacante, selon l’usage de la cité »[22]. On pourrait multiplier les citations de ce genre : elles sont toutes aussi précises.

Cette conception apparaît parfaitement logique, et son caractère archaïque, contrairement à ce qui se passe dans les autres Sociétés indo-européennes, la met en relief tout en la justifiant. Nous sommes en effet dans un cadre purement indo-européen, c’est-à-dire dans une société dont les structures sont strictement réglées sur le modèle indo-européen primitif que Georges Dumézil est parvenu à définir de façon très claire. Le roi est l’émanation de la seconde classe, celle des guerriers, mais le druide appartient à la première classe, la classe sacerdotale. La hiérarchie théorique – et théologique en quelque sorte – veut donc que le druide ait la primauté sur le roi, même si le roi est celui qui gouverne dans les faits, celui qui symbolise et incarne l’unité du groupe social considéré. C’est une royauté de type sacré dans la mesure où le roi – qui n’est absolument pas un dieu incarné, ni un souverain divinisé – n’a de pouvoir que s’il agit dans le monde des humains en appliquant à ce monde les plans du monde des dieux[23]. Ce n’est absolument pas une monarchie absolue, bien au contraire, le souverain étant davantage un pivot moral autour duquel se bâtit la société. Ce n’est pas non plus une monarchie de droit divin comme on l’entendait à l’époque capétienne, le roi celtique n’étant pas placé au-dessus des lois mais au contraire étroitement soumis à elles dans des conditions qui défient même l’imagination[24]. Ce n’est pas non plus une théocratie, puisque le roi n’est pas un prêtre. Cette conception, qui a été reprise, dans une certaine mesure, à l’époque de Charlemagne et du Saint-Empire, avec les résultats décevants que l’on sait[25], est un archaïsme indo-européen qui n’a pas d’autres exemples historiques que celui des Celtes. Chez les Romains, ce n’était déjà plus qu’un souvenir mythologique ; chez les Grecs et les Germains, c’est également un souvenir ; chez les Indo-Iraniens, c’est incontrôlable. Seules subsistent des figurations divines dans des récits qui remontent très loin dans le temps.

En vérité, puisque tout ce qui est en haut est comme ce qui est en bas, et inversement, comme le dit la célèbre Table d’Émeraude des hermétistes – mais la structure sociale des Celtes est bâtie sur cette affirmation –, le couple druide-roi se retrouve dans le domaine mythologique. D’abord, chez les Celtes eux-mêmes : parmi les dieux mentionnés dans les épopées, et qui sont les fameux Tuatha Dé Danann, Ogmé et Nuada, surtout dans le récit de La Bataille de Mag-Tured, semblent former ce même genre de couple, Nuada étant le roi dont le bras coupé a été remplacé par un membre d’argent, Ogmé étant le magicien, le poète, le dieu de l’éloquence, celui qui charme. On peut aussi considérer que ce rôle est tenu par le Dagda, dont le chaudron est inépuisable et dont la massue peut tuer quand il frappe avec un des bouts ou peut ressusciter quand il frappe avec l’autre bout. Le doute reste permis, d’autant plus que le Dagda, aux noms innombrables, paraît être le grand dieu irlandais, après Lug, celui qui est, par ses multiples fonctions, absolument hors classe.

On reconnaît parfaitement bien ce couple dans la mythologie germanique : il s’agit d’Odin-Wotan et de Tyr. Odin est borgne, parce qu’il est voyant, Tyr est manchot parce qu’il a donné son bras en échange d’un faux serment profitable à la communauté des dieux. Odin est le maître de la science, des runes, de la magie, et représente en somme le pouvoir sacerdotal, tandis que Tyr est le guerrier héroïque, le dieu des contrats, le stabilisateur. Ce couple se reconnaît de façon fortement historicisée, dans la tradition romaine rapportée par Tite-Live : c’est Horatius Cocles le borgne, qui éloigne les ennemis du pont Sublicius par la force de son regard, et c’est Mucius Scaevola, le manchot, qui, lui aussi, a perdu son bras dans un héroïque faux serment. Et si on analyse le récit de la fondation de Rome, on ne peut manquer de mettre en parallèle les deux personnages de Romulus, le roi guerrier, et de Numa Pompilius, le roi législateur inspiré par la déesse Égéria.

Ce couple a son équivalent dans l’Inde védique, comme l’a démontré Georges Dumézil qui y voit une « bipartition de la souveraineté », laquelle « faisait partie du capital d’idées sur lesquelles vivaient les Indo-Européens »[26]. Il s’agit de Mitra, « dieu souverain juriste », et de Varuna, « dieu souverain magicien ». Mitra est de « ce monde-ci », et Varuna est de « l’autre monde ». Ce couple forme un tout cohérent qui, sous son apparente dualité, demeure d’un monisme implacable. « Pour être complémentaires dans leurs services, Varuna et Mitra sont antithétiques, chaque spécification de l’un entraînant une spécification contraire de l’autre »[27]. Or, dans le domaine celtique, cette alliance entre le druide et le roi, alliance sans laquelle aucun d’eux n’a d’existence réelle, dénote la force de ce monisme[28].

C’est dans la légende arthurienne, dernier sursaut de la tradition celtique à travers les douteuses récupérations cisterciennes des XIIe et XIIIe siècles, que se manifeste peut-être de la façon la plus éclatante le rôle de ce couple bifonctionnel du druide et du roi, à savoir Merlin et Uther Pendragon, puis Merlin et Arthur. Merlin l’Enchanteur est en effet un personnage complexe dont les origines sont multiples[29], mais à coup sûr, il incarne le druide tel que la tradition était encore capable de le décrire, notamment dans ses fonctions sociales.

Si l’on suit l’histoire de Merlin, telle qu’elle a été rédigée sur le schéma primitif de Robert de Boron, qui puisait dans la tradition galloise, on voit d’abord le jeune prophète éliminer le roi Vortigern, qui est un usurpateur, et favoriser l’intronisation d’Uther Pendragon. Le roi ne peut donc pas être reconnu sans l’assentiment du druide. Par la suite, il conseille Uther, mais se garde bien d’intervenir lui-même dans les affaires du royaume. Plus que jamais, il est la conscience du roi, lequel est le véritable décideur. Mais c’est un décideur qui ne peut rien refuser à son druide.

C’est ainsi que, profitant du violent amour d’Uther pour Ygerne de Cornouailles, Merlin prépare la venue du roi prédestiné qui sera Arthur. Merlin encourage et provoque même l’accouplement d’Uther et d’Ygerne, accouplement illégitime au regard de la morale sociale et religieuse, mais nécessaire pour l’accomplissement du royaume. C’est encore Merlin qui, par personne interposée, se charge de l’éducation du jeune Arthur, c’est lui qui établit les épreuves par lesquelles Arthur sera reconnu monarque sacré, l’épisode du perron dans lequel est fichée l’épée étant l’équivalent des rituels magiques qui précédaient l’élection du roi chez les anciens Irlandais. C’est Merlin qui conseille Arthur dans toutes ses actions, qui lui fait entreprendre des expéditions, qui lui fait établir la Table Ronde et son compagnonnage. C’est enfin lui qui dévoile les grandes lignes de la légende du Graal et qui provoque la fameuse Quête du Graal. Et le royaume commencera à péricliter le jour où Merlin disparaîtra. Arthur-Mitra ne peut régner valablement sans Merlin-Varuna.

Le roi dépend donc du druide. Ce n’est pas le druide qui l’a choisi, puisque le roi est un guerrier élu par ses pairs. Mais cette élection reste sans valeur si elle n’est pas ratifiée par le druide, ou s’il n’y a pas eu de cérémonie rituelle destinée à connaître celui qui devra être élu. Le roi ne peut pas agir contre son druide, mépriser ses avis et ses conseils. Mais, de l’autre côté, le druide, chaque fois que le roi lui demande quelque chose, doit s’exécuter, sauf s’il s’agit d’un acte impie. Car le druide dépend également du roi auquel il est attaché. Cette situation originale n’est justifiable que dans le cadre d’une société où tout acte politique est en même temps un acte sacré. Dans la société celtique, il n’y a aucune distinction entre le sacré et le profane. Ce sont, comme le druide et le roi, les deux visages d’une même réalité.

C’est dire le rôle éminent du druide dans la vie politique et sociale du peuple, de la tribu ou du royaume dans lequel il se trouve. Quelle que soit sa spécialisation effective, il se trouve donc amené à être conseiller politique, juge suprême, législateur, ambassadeur lorsque le besoin s’en fait sentir. Nous avons ainsi un texte latin (Panégyrique de Constantin) qui décrit l’arrivée du druide éduen Diviciacos, venu parler devant le Sénat de Rome pour demander de l’aide contre les Séquanes : « Comme on l’invitait à s’asseoir, il refusa l’offre qu’on lui faisait et il parla appuyé sur son bouclier. » Diviciacos s’affirmait ainsi en tant qu’ambassadeur et non en tant que druide. De nombreux textes irlandais font mention de druides envoyés en mission auprès d’un roi étranger. Et ce sont également des druides qui, allant jusqu’à la frontière des ennemis, font des incantations rituelles qui équivalent à une déclaration de guerre.

Pour être juste, il faut dire que bien souvent les druides sont des pacificateurs. Un épisode bien connu du récit irlandais de L’Ivresse des Ulates nous montre lesdits Ulates, après un festin trop copieusement arrosé, se quereller et en venir aux mains. Il y a des morts et des blessés. Mais il suffit que le druide Sencha élève son « rameau de paix » au milieu des combattants pour que les Ulates, ivres et déchaînés, se tiennent tranquilles comme des petits garçons réprimandés et menacés du bonnet d’âne. Cela corrobore exactement ce que dit Diodore de Sicile : « Souvent, sur les champs de bataille, au moment où les armées s’approchent, les épées dressées, les lances en avant, ces bardes s’avancent au milieu des adversaires et les apaisent, comme on fait des bêtes sauvages, avec des enchantements » (Diodore, V, 31). Il arrive même qu’un druide réduise une bataille rangée en un combat de mots, c’est-à-dire une joute oratoire, comme c’est le cas dans une autre épopée irlandaise, Le Festin de Bricriu. Et comme, de bien entendu, les Ulates – toujours eux – s’échauffent au cours de cette joute oratoire et menacent de reprendre leurs armes, le druide Sencha intervient de nouveau pour ramener le calme.

Cela n’empêche nullement le druide de participer à un combat si le besoin s’en fait sentir, et même d’être un chef militaire, voire un stratège. Même au temps du Christianisme, en Irlande, l’usage est resté que les moines allassent à la guerre. Et l’on cite souvent l’exemple de saint Colum-Cill, ancien file devenu abbé de monastère, n’hésitant pas à faire massacrer les troupes d’un roi qui n’avait pas apprécié son comportement, d’ailleurs fort discutable[30]. Quant au druide mythique Mog Ruith, on nous le décrit allant au combat « avec son bouclier aux nombreuses couleurs et étoilé, au cercle d’argent blanc, avec une épée de héros à grande prise à son côté gauche, avec deux lances ennemies et empoisonnées dans ses mains »[31]. On a beau se dire que le combat qu’il va mener est essentiellement magique, l’armement de Mog Ruith est franchement redoutable. Et ses ennemis, qui sont druides comme lui, sont autant de guerriers farouches et bien armés. Certes, il s’agit d’un récit mythologique, mais César dit presque la même chose à propos du druide Diviciacos quand il l’exhorte « et lui expose quel grand intérêt il y a, pour le salut commun, à empêcher la jonction des troupes ennemies, afin de ne pas avoir à combattre en même temps une si grande multitude ; cela pouvait se faire si les Éduens faisaient entrer leurs troupes en territoire bellovaque et commençaient à ravager les champs ; l’ayant chargé de cette mission, il le renvoie »[32]. En l’occurrence, le druide éduen, aux ordres de César, a dû se comporter en massacreur plutôt qu’en pacificateur.

Tout cela peut sembler bien étrange à un observateur des coutumes indo-européennes : les brahmanes et les flamines ne font certes pas la guerre et ils sont même soumis à des interdits sévères allant jusqu’à l’impossibilité de voir une troupe en armes. Par contre, même si l’on est dans le doute à propos des prêtres germains (y en avait-il ? Sûrement, mais nous ne savons rien d’eux), on peut être assuré que dans le domaine germano-scandinave, l’état guerrier et l’état sacerdotal ne sont pas contradictoires : le personnage d’Odin-Wotan, à la fois dieu-guerrier (mais de la guerre magique) et dieu-prêtre, semble en apporter le témoignage. Et si l’on sort du domaine indo-européen, les exemples ne manquent pas de prêtres-guerriers, aussi bien chez les Hébreux que chez les chrétiens de toute nationalité. Alors, la question se pose : le caractère guerrier du druide, même temporaire, et non obligatoire, est-il un trait indo-européen ou un héritage des peuples autochtones que les Celtes indo-européens ont soumis à leur arrivée en Europe occidentale, et avec lesquels ils ont formé la communauté qu’on appelle celtique ? En un mot, le druidisme est-il celtique, ou seulement à moitié celtique ? La réponse ne peut pas être fournie à partir de cette unique constatation, et nous verrons plus loin ce qu’il faut en penser.

Il y a d’ailleurs une contre-partie au thème du druide-guerrier. D’après L’Histoire d’Irlande de John Keating, qui date du XVIIe siècle mais qui est un précieux condensé de la tradition ancienne, personne ne pouvait être accepté chez les Fiana, cette fameuse milice guerrière mi-historique, mi-légendaire, dont le chef fut Finn mac Cumail, père d’Ossian, sans être poète, c’est-à-dire sans appartenir à la classe sacerdotale. Il y aurait beaucoup à dire sur ces Fiana d’Irlande, sur cette communauté guerrière et fraternelle itinérante[33] dont les origines sont obscures, mais qui, incontestablement, sont les prototypes des Chevaliers de la Table-Ronde. Précisément, parmi ceux-ci, des personnages comme Tristan, comme Lancelot ou comme Gauvain, réunissent l’héroïsme guerrier et le raffinement courtois : ils sont aussi poètes et musiciens, donc ils appartiennent, dans une certaine mesure, à la classe des « clercs », autrement dit la classe sacerdotale.

Les druides ont encore une autre fonction sociale importante : ils sont en effet médecins. Leurs connaissances des « plus hauts secrets de la nature », comme dit Ammien Marcellin, d’après Timagène (XV, 9), des « lois de la nature que les Grecs appellent physiologie », comme dit Cicéron (De Divinatione, I, 40) à propos du druide Diviciacos, en faisaient évidemment les plus capables de soigner les maladies et les blessures. Il n’est pas douteux que la plus importante part de leur thérapeutique ait été la médication par les plantes. Le fameux passage où Pline l’Ancien nous décrit la cueillette du gui est assez explicite à ce sujet : « Ils croient que le gui, pris en boisson, donne la fécondité aux animaux stériles et constitue un remède contre tous les poisons » (Histoire Naturelle, XVI, 249). Le gui aurait eu valeur de panacée universelle, de véritable « potion magique ». Mais Pline nous informe aussi que d’autres plantes, en particulier la sauge et la verveine, cueillies dans certaines conditions précises, jouaient un rôle non négligeable dans les traitements médicaux. D’ailleurs, le récit irlandais de La Bataille de Mag Tured nous montre comment Diancecht, le dieu de la médecine, confectionne une « fontaine de santé » en jetant dans une source toutes les plantes qui poussent en Irlande. D’autres récits épiques insistent sur la capacité de certains druides à réaliser des opérations chirurgicales, notamment des greffes de membres. Histoires merveilleuses ou reflet d’une certaine réalité ? Il est difficile de répondre. Quoi qu’il en soit, médication végétale et chirurgie n’allaient pas sans incantations magiques : la vieille idée que toute maladie du corps est aussi maladie de l’âme fait partie intégrante de la pensée celtique, comme de la pensée de bien d’autres peuples qui n’ont pas attendu les progrès de la médecine et de la psychologie modernes pour s’apercevoir de l’existence de troubles psychosomatiques.

À ce compte, le druide est un « homme-médecine » à la façon du chaman. Par ses incantations magiques, le druide n’est pas tellement différent du chaman qui accomplit son voyage extatique pour aller chercher, dans les régions frontières de l’Autre Monde, l’âme du malade, du blessé, du mourant, ou même du défunt, et la ramener dans le corps du patient. Ce ne sera pas la seule fois que nous rencontrerons des points d’analogie entre le druidisme et le chamanisme, même si, pour cela, il est nécessaire d’aller au-delà de certaines positions post-duméziliennes qui se refusent à admettre, pour le druidisme, des sources extérieures au monde indo-européen. Il ne faut pourtant se priver d’aucune source d’information, surtout quand on a conscience de l’importance qu’a eue le chamanisme dans les plaines d’Asie centrale et d’Europe centrale, d’où venaient les Celtes. Pourquoi considérer Odin-Wotan comme le dieu-chaman par excellence, et refuser en même temps la notion d’un druide-chaman, en apportant bien entendu à cette notion tous les correctifs qui s’imposent du fait de l’appartenance à un autre groupe social. De même, il n’est pas interdit de penser que, si le druidisme n’a pas disparu d’un coup et s’est maintenu sous des formes altérées et très fragmentaires dans la tradition populaire occidentale, les rebouteux, guérisseurs, magnétiseurs et sorciers de village qui abondent à notre époque, et qui sont de véritables « hommes-médecine », sont les lointains descendants des druides gaulois, bretons et irlandais. Après tout, le gaélique draoi a bien pris le sens de « sorciers ». Au moment du grand combat qui oppose les deux héros Cûchulainn et Ferdéad, dans La Razzia des Bœufs de Cualngé, l’auteur anonyme de ce récit irlandais nous raconte l’arrivée de « guérisseurs » et de « médecins » – qui appartiennent donc à la classe druidique – auprès des deux personnages harassés et blessés : « Ils mirent des herbes et des plantes médicinales et ils firent une incantation de santé sur leurs blessures. » Et le lendemain, ils leur apportent « des boissons magiques, des incantations et des formules pour adoucir leurs plaies sanglantes, leurs pertes de sang et leurs douleurs mortelles ». Et, d’après la suite du récit, ce traitement réussit assez bien pour permettre aux deux héros de recommencer à s’entre-tuer.

Les druides sont donc, avant tout, les « Hommes du Savoir ». C’est d’ailleurs le sens de leur nom. Cette connaissance de la Tradition englobe tous les domaines, aussi bien celui du droit, de la philosophie, de la médecine que celui de la théologie, de la poésie et de la musique. Cette connaissance est orale, puisque les druides se refusent à utiliser l’écriture (sauf pour certaines incantations magiques), et que c’est seulement après la christianisation de l’Irlande que les fili convertis et devenus moines, libérés de l’interdit – magique – sur l’écriture, confieront à de précieux manuscrits ce qui restait de la Tradition. Mais à l’époque druidique, la transmission du Savoir ne peut se faire que par voie orale, soit par le canal des poètes et des conteurs qui s’adressent à la foule, ou tout au moins à un public ordinaire, soit par le canal des professeurs qui répandent un enseignement beaucoup plus difficile, sinon plus ésotérique, à un petit groupe de disciples, jeunes gens désireux d’acquérir une culture ou voulant devenir bardes ou druides. En tout cas, l’existence d’écoles druidiques est prouvée.

Encore une fois, le texte de base est dû à César : « Beaucoup viennent, de leur propre chef, se confier à leur enseignement, mais beaucoup y sont envoyés par leurs parents et leurs proches ; on dit qu’ils apprennent là par cœur un très grand nombre de vers ; certains restent donc vingt ans à leur école » (César, VI, 13). Un autre texte fondamental est celui de Pomponius Méla (premier siècle de notre ère) : « Ils ont… des maîtres de sagesse qu’on appelle druides… Ils enseignent beaucoup de choses aux nobles de la Gaule, en cachette, pendant vingt ans, soit dans des cavernes, soit dans des bois retirés » (De Choregraphia, III, 2, 18). La durée des études, pendant vingt ans, paraît confirmée. Les « cavernes » et les « bois retirés » dont parle Méla, qui écrit un siècle après la conquête de la Gaule, sont peut-être une allusion à la clandestinité dans laquelle se sont réfugiés les druides, mais il faut remarquer que les sanctuaires druidiques, et donc leurs écoles, se trouvaient nettement à l’écart de la vie active, et au milieu des forêts. Quant à l’enseignement dispensé qui consiste en un grand nombre de vers, il apparaît parfaitement prouvé par la structure interne des récits irlandais et, dans une moindre mesure, de certains récits gallois : ceux-ci, surtout les plus anciens, sont truffés de strophes en vers, alors que la narration est en prose, et ces strophes, souvent d’un langage archaïque et d’une compréhension difficile, semblent bien avoir été la charpente mnémotechnique autour de laquelle le conteur a bâti son récit. Cela suppose donc que les druides enseignaient leur doctrine sous une forme versifiée et vraisemblablement épique, mais que le langage qu’ils employaient n’était pas accessible à tout le monde. L’une des versions de la Tain Bô Cualngé est révélatrice : « Cathbad le druide dispensait l’enseignement à ses élèves, au nord-est d’Émain, et huit de ceux-ci étaient capables de science druidique »[34]. C’est dire qu’il y avait peut-être beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. Une autre version de la même épopée nous présente le même Cathbad dans son école : « Cent hommes étourdis se trouvaient chez lui, apprenant le druidisme »[35]. On serait tenté de considérer l’enseignement druidique comme particulièrement difficile, pour ne pas dire « ésotérique », donc réservé à ceux qui, ayant une certaine forme d’esprit, ou ayant été « initiés », pouvaient le comprendre, et ensuite le répandre à leur tour. Cela donnerait raison à César qui prétend que les druides interdisent l’usage de l’écriture « parce qu’ils ne veulent pas répandre leur doctrine dans le peuple »[36].

C’est la plupart du temps sous forme de récits où tout est sciemment mêlé, histoire, théologie, philosophie, mythologie, droit, coutume, vaticination, que se présentait la tradition druidique. La grammaire, la géographie, l’étymologie surtout, n’étaient pas absentes, mais ce qui frappe le plus dans cette tradition – que nous connaissons essentiellement par les manuscrits irlandais, et dans une moindre mesure par les manuscrits gallois –, c’est le refus de dissocier le mythe et l’histoire. Contrairement aux Romains, les Celtes ont pensé mythiquement leur histoire, et bien entendu, ils ont parfois historicisé leurs mythes : d’où l’ambivalence des récits celtiques, notamment des irlandais, les fameux scela, qui sont à la fois des épopées héroïques, des chroniques vaguement historiques et des récits mythologiques. D’où également la difficulté, pour tout observateur de bonne foi, mais étranger – et pour cause – aux structures mentales de la société celtique, de s’y reconnaître et de faire la part des choses. Ce n’est pas tellement par leur « ésotérisme » que les récits celtiques demeurent obscurs, mais plutôt à cause du décalage historique et la différence fondamentale de conception qui en découle. Cela dit, il est possible que les druides aient voulu volontairement obscurcir leurs récits, d’abord pour n’être compris que par ceux qui pouvaient les comprendre, ensuite pour mieux effectuer une sélection parmi ceux qui postulaient à la classe druidique. On ne manque pas d’anecdotes, dans les récits irlandais, à propos de druides (ou de fili) obligeant leurs disciples à des aberrations, où les soumettant à des pièges, ou en les lançant sur une fausse piste. On ne peut que penser au Merlin des romans arthuriens, qui, chaque fois qu’on lui pose une question, se met à rire, ou répond à côté. La même remarque peut être faite à propos de Perceval (ou Peredur, ou Parzival) : il commence par suivre aveuglément, et la lettre, les conseils de sa mère, sans les avoir véritablement compris, et cela ne lui réussit guère. Il en est de même, dans le texte de Wolfram von Eschenbach, quand l’ermite Trévrizent raconte faussement l’histoire du saint Graal à Parzival. La plupart des récits celtiques sont par nature ambigus, ce qui ne facilite guère leur traduction et leur interprétation. Mais on pourrait en dire autant de certains textes de l'Edda scandinave et des textes sacrés de l’Inde védique. Après cela, on ne pourra guère s’étonner en lisant les traités d’Alchimie du Moyen Âge.

L’exemple irlandais ou gallois, que nous connaissons grâce à la transcription tardive des moines chrétiens, ne doit cependant pas être considéré comme représentant uniquement la tradition celtique insulaire. Il peut être projeté sans risque d’erreur sur la Gaule continentale. César est formel quand il parle d’une tradition transmise oralement par les druides, au moyen de vers. Et quand Tite-Live, qui était d’ailleurs un Gaulois de la Cisalpine, se mêle d’écrire l’histoire de la fondation de Rome, non seulement il utilise copieusement les légendes romaines, mais se sert sans vergogne de récits épiques gaulois qui devaient encore être connus à son époque, et qui sont parfaitement repérables à l’analyse[37]. Il n’est d’ailleurs pas le seul auteur de l’antiquité classique à avoir puisé dans des sources celtiques. On en trouve des échos chez Aristote[38]. Mais, en règle générale, les Grecs et les Latins se sont contentés de rapports fragmentaires, car ils ont, semble-t-il, éprouvé de grandes difficultés à comprendre exactement la signification de ces légendes, encore une fois à cause d’une mentalité logique totalement différente, et de l’absence de dichotomie, chez les Celtes, entre le mythe et l’histoire[39].

Pourtant, les Grecs et les Latins qui avaient fréquenté les Gaulois, qui avaient écouté leurs druides et les jugeaient comme des hommes d’un esprit remarquable et d’une grande élévation de pensée, n’étaient pas sans savoir que ces gens-là ne parlaient pas exactement comme eux. C’est Diodore de Sicile qui l’affirme : « Ils parlent peu dans leurs conversations, s’expriment par énigmes et affectent dans leur langage de laisser deviner la plupart des choses. Ils emploient beaucoup l’hyperbole, soit pour se vanter eux-mêmes, soit pour ravaler les autres. Dans leurs discours, ils sont menaçants, hautains et portés au tragique. Ils sont cependant intelligents et capables de s’instruire » (Diodore, V, 31). Ce témoignage est capital, car il affirme que, chez les Gaulois, on connaissait des récits oraux héroïques dont le sens, par suite de l’accumulation des énigmes et des hyperboles, était parfois difficile à saisir. Et cela confirme les caractéristiques de l’épopée irlandaise ou galloise, elle-même, semble-t-il, coulée dans le même moule que l’épopée gauloise dont nous ne connaissons rien, sinon quelques fragments récupérés par les auteurs de l’antiquité classique.

Les druides sont donc les dépositaires d’une Tradition complexe, englobant tous les domaines de l’esprit, et dont ils sont en définitive les seuls à pouvoir interpréter valablement le sens profond. Conseiller du roi, le druide sera donc aussi le conseiller du peuple dans son ensemble : d’où la fonction juridique inhérente à la classe sacerdotale, même si l’exécution des jugements engage la responsabilité du roi, le bras séculier, comme on disait au Moyen Âge. « Ce sont en effet les druides qui jugent les différends, publics ou privés, et si un crime a été commis, s’il y a eu meurtre, s’il s’élève une contestation à propos d’un héritage ou de limites, ce sont eux qui décident et évaluent les dommages et les sanctions » (César, VI, 13). La fonction juridique des druides est universelle : dans cette société celtique où la distinction entre droit public et droit privé n’existe pas, et où il n’y a que des affaires publiques et des affaires privées, les lois – ou les coutumes – ne peuvent être valables sans référence à un plan supérieur, celui de la religion. En fait, jugements, décisions et contrats sont sous la garantie des dieux, seuls dépositaires du droit et de la justice. Et ce sont les druides, intermédiaires obligés entre les dieux et les hommes, interlocuteurs privilégiés des dieux, qui se chargent d’appliquer les règles divines aux cas particuliers. On ne peut pas discuter le jugement d’un druide. D’ailleurs, si le druide émet un mauvais jugement, c’est lui qui sera châtié par les dieux. Les exemples abondent, dans la littérature irlandaise, à ce sujet : si par malheur un druide émet un mauvais jugement, il tombe malade, ou il est défiguré, ou la terre de la tribu ou du royaume devient stérile. Le druide a donc intérêt à ne pas se tromper. Sous cette forme qui emprunte ses points de justification à l’imaginaire, voire au fantastique, on reconnaît le souci qu’avaient les sociétés celtiques de se hausser jusqu’à la perfection, et en tout cas l’extrême souci de rigueur qu’elles manifestaient à l’égard des druides. Car si le roi est soumis à des interdits en nombre parfois incalculable, le druide n’en supporte aucun, sinon celui-ci, essentiel d’ailleurs : ne jamais se tromper.

De l’autre côté, le commun des mortels, rois y compris, ne peut se permettre de passer outre au jugement des druides. « Si un particulier ou un peuple n’accepte pas leur décision, ils lui interdisent les sacrifices ; cette peine est la plus grave chez eux » (César, VI, 13). Cela préfigure étrangement l’excommunication et l’interdit jeté sur un royaume, procédés de coercition dont usera largement l’Église chrétienne au Moyen Âge. Mais les druides ont encore d’autres moyens. Comme ils sont aussi des « magiciens », ils peuvent lancer des « satires » contre les récalcitrants. Cette méthode, qui fait penser à l’anathème des chrétiens, est à la fois d’ordre religieux, plaçant le coupable directement sous les coups vengeurs de la divinité, d’ordre social, jetant la honte et l’opprobre sur l’individu concerné, et bien entendu, si l’on en croit certains textes, d’ordre magique, mettant en jeu les forces mystérieuses et « démoniaques » qui animent le monde de façon sous-jacente. L’exemple le plus caractéristique est celui du druide-satiriste Athirne dont il est question dans deux récits irlandais, la Courtise de Luaine et le Siège de Dun Etair. C’est un Ulate, mais ses compatriotes le craignent passablement et lui ont donné le surnom d’Importun d’Ulster. Il est vrai qu’il est encombrant : il se sert de sa qualité de druide et de ses pouvoirs pour assouvir tous ses désirs. Et ses prétentions sont exorbitantes : il réclame, sous peine de graves malédictions, l’œil d’un roi borgne, la femme d’un autre roi, les plus beaux bijoux de certaines familles[40]. Il n’est pas inintéressant d’ailleurs de remarquer que les Ulates s’en servent comme d’un provocateur vis-à-vis des autres peuples, mais c’est une autre histoire. Certes, dans ce cas précis, il est évident qu’il y a exagération épique, mais cela montre au moins que les pouvoirs du druide, maître de la magie incantatoire, étaient redoutables.

Si le druide ne peut pas se tromper, et s’il est maître de la magie incantatoire, cela explique aussi son rôle de devin. Interlocuteur privilégié de la divinité, il est plus que jamais le « très voyant », celui qui sait lire le grand livre des destinées. Les Celtes, comme tous les autres peuples de l’Antiquité, avaient une grande confiance dans les augures. Ils n’entreprenaient jamais rien sans avoir consulté les oracles. Ils n’étaient pas les seuls, mais les témoignages prouvent que, chez eux, l’art prophétique était d’une importance considérable. « Ils se servent de devins à qui ils accordent une grande autorité ; ces devins, c’est par l’observation des oiseaux et l’immolation des victimes qu’ils prédisent l’avenir, et ils tiennent tout le peuple dans leur dépendance » (Diodore de Sicile, V, 31). « Les devins se sont efforcés, par leurs recherches, d’accéder aux événements et aux secrets les plus hauts de la nature » (Timagène, in Ammien Marcellin, XV, 9). Les récits irlandais abondent d’anecdotes où l’on voit des devins prédire les événements futurs, aussi bien pour les particuliers que pour les groupes sociaux. Et c’est là qu’on voit apparaître les personnages de « prophétesses », comme la fameuse Fédelm de Connaught. Il faudrait également parler des « gallicènes » de l’île de Sein, dont parle Pomponius Méla, qui prédisaient l’avenir, calmaient les tempêtes et pouvaient changer leur aspect : on y reconnaît le prototype de Morgane, la fée des romans arthuriens, et de ses neuf sœurs, maîtresses de l’île mythique d’Avalon. C’est en tout cas l’indication que les femmes pouvaient appartenir à la classe druidique : si l’on n’a aucune indication sur la qualité de « druidesse », s’il est vraisemblable que les femmes n’ont point occupé le sommet de la hiérarchie druidique, on a la certitude qu’elles pouvaient être prophétesses, et certainement poètes. À ce compte, le personnage mythologique de la triple Brigit (devenue sainte Brigitte de Kildare), déesse de la poésie, de la science et des techniques, est révélateur. Il en est de même pour la déesse Morrigane, capable elle aussi de se métamorphoser, notamment en corneille, femme-guerrière et prophétesse. Et que dire de ces femmes-guerrières, plus ou moins magiciennes et « sorcières », dont nous trouvons trace à la fois dans l’épopée irlandaise et dans les récits gallois ? Les fées des contes populaires et les mystérieuses « pucelles » que rencontrent les chevaliers arthuriens, lesquelles pucelles sont souvent celles qui indiquent le chemin à suivre, sont de toute évidence à ranger dans la même catégorie, avec toutes les réserves qui s’imposent quand on est en présence d’une tradition très altérée et qui a subi de nombreuses et diverses influences, à la fois dans le temps et dans l’espace. Après tout, l’image des trois Parques, ou des Trois Moires grecques, n’est pas très loin, ni la Sybille de Cumes, ni la Pythie de Delphes. Cette dernière faisait bien partie d’une classe sacerdotale, même si son rôle n’était que celui d’une exécutante passive, les prêtres se chargeant de l’interprétation officielle de ses vaticinations.

Cela dit, il ne faut pas oublier que les druides, toutes catégories confondues, sont avant tout des prêtres. Les druides, d’après César, « veillent aux choses divines, s’occupent des sacrifices publics et privés, règlent toutes les affaires de la religion » (César, VI, 13). La coutume est, chez les Celtes, que « personne ne sacrifie sans l’assistance d’un philosophe [= druide], car ils croient devoir passer par l’intermédiaire de ces hommes, qui connaissent la nature des dieux et parlent pour ainsi dire leur langue, pour offrir des sacrifices d’action de grâces et implorer leur aide » (Diodore de Sicile, V, 31). Les sacrifices, chez tous les anciens peuples, sont les manifestations les plus importantes et les plus significatives de la religion considérée. Qu’ils aient consisté, chez les Celtes, en immolations d’animaux, d’humains, en rituels sacrificiels symboliques ou oblations de végétaux, peu nous importe ici. Les druides présidaient aux sacrifices, quelle qu’en soit la forme, comme ils accomplissaient, dans les clairières sacrées, au fond des forêts, des cérémonies sur lesquelles nous n’avons guère de renseignements. La religion étant inséparable de la vie civile et de la vie militaire en vertu du principe de la non-dichotomie entre le sacré et le profane, cet aspect purement sacerdotal des druides ne fait qu’ajouter à leur puissance effective à l’intérieur de la société celtique. Encore une fois, sans druides, il n’y aurait point eu de société celtique. Mais inversement, sans société de structures celtiques, il ne peut y avoir de druides.